Le processus artistique
Dans la pratique artistique, les décisions que l’on prend ne font pas force de loi. C’est l’œuvre à faire qui souvent décide. Jamais, jamais, je n’aurais voulu tricoter, présenter une œuvre en laine, m’approcher de l’artisanat. Mais il apparaît que mes volontés et mes intentions n’avaient rien à voir là-dedans. C’est comme si ce n’était pas à moi à prendre les décisions.
Être artiste
Pourtant, je désirais être une artiste qui se mesurait à un art costaud, à des matériaux qui appartenaient à l’univers masculin. Et voilà que lors d’un projet – j’étudiais encore à l’université Concordia en art visuel – je décide de faire une performance qui me demanderait de me mesurer à mes préjugés, qui nécessiterait une action difficile à assumer. Et allez donc savoir pourquoi, le tricot est apparu.
Le tricot
Je comprenais que jamais, jamais je ne voudrais être vue en train de tricoter dans un espace public. Pour moi, qui ai un passé de féministe et un présent de féministe un peu moins intransigeant, le tricot était associé à tout ce que j’avais toujours refusé, c’est-à-dire l’univers exclusivement féminin (fifille, cute, rose et maquillée). Le tricot et tous les travaux d’aiguille étaient reliés à la domesticité et aux femmes à la maison comme ma mère l’avait été. Vous voyez le genre! Donc, tricoter en public, c’était devenir ma mère et ma grand-mère. Des femmes qui ne participaient pas à la vie active à l’extérieur de la maison. Le tricot était dans mon esprit un exercice de passivité et d’impuissance.
La logique de l’œuvre
Malgré le fait que le tricot et les endroits pour tricoter soient revenus à la mode, je n’arrivais pas à faire éclater ma préconception et à changer la représentation que j’avais de cette activité. C’est étrange aujourd’hui de constater les préjugés que j’avais construits autour de la féminité et comment je rejetais tout ce qui y était rattaché. Dès lors, tricoter en public, c’est l’action que je devais faire.
Voilà la logique de l’œuvre à faire qui se mettait en place.
J’ai donc décidé de tricoter dans le métro, aux restaurants, sur les bancs de parc, de tricoter partout où j’allais. Ce fut une véritable épreuve. Je sortais mon tricot avec réticence, j’étais gênée, j’avais l’impression de devenir la femme que j’avais toujours voulu éviter. Et il me semble bien qu’en plusieurs occasions, j’aie laissé mon tricot dans mon sac.
L’art textile
J’ai finalement présenté cette performance, mais je ne me suis pas arrêtée là. J’ai continué à tricoter. Et c’est comme cela qu’au moment où j’ai décidé de faire une résidence de création auprès de mes parents, le tricot m’a accompagnée dès ma première journée.
« Aujourd’hui, j’ai apporté un écheveau de laine, car je me propose de tricoter pendant toute la durée de ce projet. Cette pièce me suivra partout, elle me servira de lien et de liant. Déjà le tricot fait partie de mon travail d’artiste visuelle, mais, cette fois, je cherche surtout à occuper mes mains, à avoir quelque chose à faire pendant les vides inévitables de ces journées entières de visite. J’ai décidé de fabriquer un suaire pour accompagner mes parents, un suaire circulaire. Même si je ne prévois pas leur mort à brève échéance, je sais au fond de moi, sans même faire progresser cette idée jusqu’à ma conscience, qu’ils empruntent un chemin vers le basculement final. Nous ressentons fortement la présence de la disparition quand nous mettons les pieds dans une résidence pour personnes âgées. »
La tête pleine de trous, 2021