Ce texte à trois voix a été écrit en 2007, tandis que l’expérience du nuage remonte à l’été 2002.
A narrative text is a text in which an agent relates (‘tells’) a story in a particular medium, such as language, imagery, sound, buildings, or a combination thereof. A story is a fabula that is presented in a certain manner. A fabula is a series of logically and chronologically related events that are caused or experienced by actors. An event is the transition from one state to another state. Actors are agents that perform actions. They are not necessarily human. To act is defined here as to cause or to experience an event. The assertion that a narrative text is one in which a story is related implies that the text is not identical to the story.
Mieke Bal, « Introduction, » in Narratology : Introduction to the Theory of Narrative, 2e éd. (Toronto : University of Toronto Press, 1985) 5.
Printemps 2002.
Dans une file d’attente, elle entend une conversation :
-Tu fais quoi cet été ?
-Je serai en France tout l’été pour un stage en architecture du paysage.
-Si tu as le temps de passer par la Suisse, il y a l’exposition nationale qui devrait être intéressante.
Cet été, elle, elle passera justement par la Suisse.
Une exposition ? Ah bon ! Il faut que je vérifie ça.
-Jean Nouvel construit quelque chose, mais en fait, c’est surtout le projet du Nuage qui semble être le plus excitant.
Jean Nouvel ! Comme c’est étrange ! Depuis tant d’années, cet architecte se trouve toujours quelque part sur mon chemin. L’institut du monde arabe à Paris, assurément. Mais surtout le théâtre de Melun-Sénart.
Ont-ils nommé les concepteurs Diller et Scofidio ? Elle n’en sait rien, elle n’en a aucun souvenir. Au printemps, elle ne connaissait pas cette firme new-yorkaise d’architectes. Plus tard, elle apprendra que cette équipe, menée par le couple Elizabeth Diller et Ricardo Scofidio, fait un travail interdisciplinaire fascinant. Leurs œuvres sont architecturales, mais aussi installatives, vidéographiques, électroniques et performatives. Encore une fois, elle trouve curieux de constater comment la mémoire et le monde de nos références fonctionnent. Si nous ne savons rien d’une chose, d’un événement ou d’individus, nous en entendrons parler sans y porter attention et sans en garder un souvenir précis. Mais si, déjà, nous avons entendu une information (qui nous a le moindrement intéressés) au sujet de cette chose, de cet événement ou de ces individus, notre oreille ne semblera pas capter l’indication de la même façon et notre cerveau classera ensemble les nouveaux renseignements.
-Mais oui ! je passerai par la Suisse, c’est déjà prévu ! Et je ne voudrais surtout pas manquer ce projet !
À la maison, elle vérifie sur Internet.
Oui, oui… La Suisse, voilà ! C’est bien, ils ont un site! Expo 02. Pas très attrayant comme nom d’exposition.
Elle découvre qu’effectivement un grand événement se prépare et que les sites nommés arteplages seront distribués autour de trois lacs : le lac de Neuchâtel, le lac de Morat et le lac de Bienne.
Elle voit une photo.
« Wow » magnifique !
Un texte annonce la création d’un nuage sur un des lacs.
Mais comment peut-on fabriquer un nuage ? C’est surprenant ! Si j’ai le temps, il faudrait que j’essaie de passer par là.
C’est tout ! C’est tout ce qu’elle a voulu voir et lire. Elle déteste l’information sur Internet, c’est souvent comme regarder une exposition avant même de l’avoir vue réellement.
Pas trop d’informations avant de partir, je préfère me garder le plaisir de la découverte… Si jamais je suis dans ce coin-là.
D’abord attirée, mais sans plus, l’image du nuage flottant sur un lac a tout de même fait son chemin dans son imaginaire. Il y avait quelque chose de tellement énigmatique dans cette idée. Alors, une fois au kiosque d’informations touristiques de Genève, elle a recueilli les dépliants sur les musées, mais a aussi cherché les indications afin de se rendre sur les arteplages de l’exposition.
BLUR: The making of nothing
• Scaleless
• Formless
• Massless
• Colorless
• Dimensionless
• Weightless
• Odorless
• Centerless
• Featureless
• Depthless
• Meaningless
• Spaceless
• Timeless
• Surfaceless
• White-Out
• White Noise
Diller+Scofidio, Blur : the making of nothing (New York : Harry N. Abrams, Inc., Publishers, 2002), 33.
Le nuage est sur le lac de Neuchâtel, alors c’est peut-être à Neuchâtel… Mais non c’est à Yverdon-les-bains. Yverdon-les-bains, c’est joli comme nom de ville.
Elle dit : le nuage. Elle l’appelle de son petit nom, … le nuage. Un peu comme s’il faisait déjà partie de la famille de ses expériences. Elle trouve qu’il est facile de devenir familière avec un nuage. Elle est d’avis que les nuages appartiennent à tous les enfants qui ont fait l’ange, couchés dans le banc de neige, l’hiver.
Every morning brings us the news of the globe, and yet we are poor in noteworthy stories. This is because no event any longer comes to us without already being shot through with explanation. In other words, by now almost nothing that happens benefits storytelling ; almost everything benefits information. Actually, it is half the art of storytelling to keep a story free from explanation as one reproduces it. […] The most extraordinary things, marvelous things, are related with the greatest accuracy, but the psychological connection of the events is not forced on the reader. It is left up to him to interpret things the way he understands them, and thus the narrative achieves an amplitude that information lacks.
Walter Benjamin, « The Storyteller : Reflections on the Works of Nikolai Leskov, » in Illuminations, éd. et trad. Hannah Arendt (New York : Shochen Books, 1969), 89.
La grande beauté de l’inutile !
Elle descend de l’autocar, se dirige vers le site, cherchant du regard les indices de la présence de cet insaisissable. Toutefois, elle est habitée par une curiosité qui, pour l’instant, n’est pas tyrannique. En voyage, pense-t-elle, il y a toujours tant de choses à appréhender. L’objet le plus banal devient, souvent, une source de plaisir inattendue. Une manière de servir les frites, le goût du lait, la forme d’un verre ou la couleur du combiné téléphonique font partie des minuscules événements qui peuplent un voyage et envahissent son système perceptif. Alors, elle prend le temps de vivre son histoire.
Il y a déjà tellement de nuages dans le ciel, pourquoi je me précipiterais vers celui qui est artificiel ?
From: elizabeth diller
Subject: Zurich meeting
Because Expo had chosen to situate the exposition at touristic waterfront settings, the team decided that landscape would play a significant role in our proposal. The day was devoted to articulating an internal challenge to conceive of a landscape and media architecture that would dissolve distinctions between nature and artifice.
Diller+Scofidio, p. 16.
À l’horizon, à travers un amas vaporeux, une blancheur plus visible apparaît.
Elle approche, maintenant intriguée ; son pas se fait un peu plus empressé. Et sur le lac, elle aperçoit la nuée qui s’accroche à une structure à peine visible.
Voilà le nuage !
De ce vaisseau aérien, deux longues passerelles turquoise s’étirent jusqu’à la berge du lac.
Maintenant son empressement ressemble à de l’excitation et quand elle arrive devant le guichet au pied de la passerelle, elle a l’impression de revivre le même mélange d’émotion qui immanquablement se produisait juste avant de monter dans un manège de foire. Déjà craintive, voilà que le préposé lui demande si elle a le vertige.
Le vertige, euh… oui parfois… enfin quelque fois… euh… mais ça dépend… de la situation… mais aujourd’hui, euh… non… non ! autrefois… oui… mais pas aujourd’hui… il ne faut pas souffrir de vertige aujourd’hui ! NON !
Elle répond avec assurance et d’une voix un peu trop forte : « Non ! » L’homme du guichet la regarde, surpris par la vigueur de sa réponse. Elle sort les francs nécessaires à l’achat d’un imperméable et courageusement, malgré son estomac légèrement noué,
Et si le vertige ???
elle enfile l’imper et suit la passerelle qui la mènera vers le lieu impossible du nuage. Elle entrera dans le ventre du texte narratif en forme de nuage et découvrira (ou expérimentera) l’histoire qui la mènera à ce récit. Cette entrée dans le blanc, dans la neutralité de la buée blanche deviendra une sorte d’évènement poétique sensoriel. De là, une suite de moments fulgurants lui tiendront lieu d’expérience et de parcours.
If viewing is an act, deployed in a process of interaction, then the account of that process takes a narrative form. For, if narrative is an account deployed in time of a series of related events which, in turn, occur in time, then the process in which the viewer stands before, or where sculpture is concerned, walks around the object and is infused by the effects and affects it emanates, can only be reconstructed, analyzed, and criticized in a form that renders that movement through time.
Mieke Bal, « Narrative Inside Out : Louise Bourgeois’ Spider as Theroretical Object, » in Oxford Art Journal 22 :2 (1999), 125.
Elle se rappelle un article de Mieke Bal sur ce que cette dernière nommait : « a processual narrativity », une narrativité qui implique et un processus et une procession. Il y a les gicleurs qui crachent avec grand bruit leur flot de fine buée ; 13 mille buses a-t-elle appris.
Toute la structure est sillonnée par des longueurs de tuyaux qui transportent l’eau du lac vers sa pulvérisation spectaculaire. Voilà que ça rejaillit à nouveau ! Là où elle distinguait une sorte de distance, tout disparaît. Elle doit s’arrêter.
C’est un paradis blanc ! C’est mouillé et agréable ! Je passe ma langue sur mes lèvres afin d’essuyer la bruine légère qui s’y est déposée. J’ai l’impression d’être dans un espace rêvé entre ciel et terre. D’être soudainement devenu grand oiseau. Ça sent… ça sent mouillé ! C’est la façon la plus juste de l’exprimer. Et tous les sons sont mats et étouffés. Encore une fois, c’est le son du rêve, de l’irréel qui prédomine. Deux silhouettes s’approchent. La forme poncho de l’imperméable bleu turquoise donne des allures d’anges à mes partenaires d’expériences.
Tout est doux, feutré et presque inquiétant à cause de l’inusité de l’événement. Pourquoi toute expérience exceptionnelle me jette-elle dans cette sorte d’exaltation inquiète ? Ou comme l’écrit Beaudelaire dans ses Paradis artificiels, je ressens une « une espèce d’excitation angélique ». Je reprends ma progression sur l’immense plate-forme. À mes pieds, à certain moment de dégagement, j’aperçois l’eau du lac à travers l’espacement des grilles à claire-voie dont le plancher est construit.
Charles Beaudelaire, Les paradis artificiels (Paris : Garnier-Flammarion, 1966), 28.
Tiens, il y a un escalier ! Je ne l’avais pas encore vu, car depuis un moment les buses crachent leur liquide dans une sorte de bruit blanc. À pas mesurés, je monte et soudain me voilà au-dessus du nuage comme quand l’avion qui prenait de l’altitude perce la couche laiteuse et se retrouve tout près du soleil.
Le nuage est à mes pieds, se déployant sur le lac au gré des vents, qui sont assez soutenus aujourd’hui. Des masses denses de blancs, à la manière des blancs d’œufs que la cuisinière monte en neige avec le malaxeur, valsent lourdement sur la surface miroitante du lac.
Elle est maintenant sur le pont supérieur : The Angel Deck, ainsi nommé par les architectes. Elle remarque un bar où l’on vend de l’eau ; on y offre même des dégustations.
C’est achalant cette façon de toujours vouloir insérer un lieu de consommation dans un lieu de culture. Même si cela se veut charmant : Vendre de l’eau dans un building construit avec de l’eau, c’est un peu comme acheter un petit bout de l’édifice. Mais quand même ! Ça me rappelle ces détestables foires que les responsables des musées installent à la sortie des expositions importantes. Souvent d’ailleurs, ces marchés ne sont même plus distincts de l’exposition. Les objets à vendre sont présentés dans une dernière salle comme si cela était la suite logique de l’exposition. Le besoin irrépressible (et fortement encouragé) de se procurer un objet qui représente et incarne l’expérience que nous venons de vivre est probablement l’explication de l’existence de ses marchands du temple. Peut-être qu’on ne fait plus confiance à la mémoire de tous nos sens. Où peut-être que l’on considère que le travail de mémoire est trop difficile et pas assez satisfaisant ? Et pourtant !
Elle redescendra lentement pour plonger encore une fois dans ce non-lieu et apprécier la beauté de l’inutile.
Inutile : au sens où cela n’a pas de visée utilitaire. Cet édifice qui surgit du lac, qui a la taille éphémère de ses volutes blancs ne sert à rien. Rien de ce à quoi sert normalement une structure, un édifice, une construction. Un espace vide comme Peter Brook nomme son théâtre de l’immédiat. Mais cette fois, cet espace n’est pas pour les acteurs reconnus comme tels, mais pour toute personne qui deviendra l’acteur de / dans sa propre histoire. J’aime que l’art soit considéré comme inutile par certains et que d’autres éprouvent tant de plaisir à s’immerger dans cette même inutilité. Il y a de la beauté dans l’inutile !
Peter Brook, L’espace vide : Écrits sur le théâtre (Paris : éditions du Seuil, 1977).
Elle sortira de cette immersion en respirant profondément, avec l’impression d’avoir planée pendant un moment. Elle redescendra la passerelle en regardant derrière et autour d’elle, afin de voir le nuage de l’extérieur.
Visiter une architecture qui attaque aussi puissamment l’ensemble des sens est une expérience mémorable. La monumentalité de l’architecture et ses qualités éphémères y sont aussi pour quelque chose, réfléchira-t-elle beaucoup plus tard.
C’était un peu comme se retrouver dans un rêve tout en étant éveillé. L’espace du rêve occupe l’ensemble de notre psychisme tout autant que nos sens, il nous enveloppe d’une certaine manière. De la même façon, le nuage prenait au corps quiconque le pénétrait et le visiteur était aussi enveloppé par lui.
À l’intérieur du nuage, le spectateur devient le narrateur performatif qui fabrique le présent à travers sa déambulation.
Le décloisonnement actuel donne forme à des expériences narratives extrêmement sophistiquées. Plusieurs œuvres sont immersives, contemplatives, déstabilisantes et déroutantes, voire planantes et vertigineuses. Elles exigent souvent des dispositifs technologiques complexes qui transforment notre expérience de l’art et qui perturbent notre perception de la réalité et de la fiction…
Marie Fraser, « Raconte-moi… ou les paradoxes du récit, » in Raconte-moi / Tell Me (Québec, Luxembourg : Musée national des beaux-arts du Québec, Casino Luxembourg-Forum d’art contemporain, 2005), 10.
Elle découvre maintenant que ce nuage, qui dans l’esprit de ses concepteurs s’est toujours appelé Blur, contient un autre récit qui est de configuration fort différente de celui qu’elle a développé. Un livre produit par Diller+Scofidio construit d’une myriade de documents disparates (croquis, télécopie, plan de construction, photographie, articles de journaux, etc.) retrace chaque étape de développement du projet. La lecture de cette documentation lui permet de retrouver et de prolonger le plaisir qu’elle a éprouvé, il y a de cela quelques années. Étonnée, elle apprend que les difficultés rencontrées par les concepteurs ont été importantes. Entre autres, toute la partie médiatique du projet a dû être abandonnée après avoir perdu son soutien financier. Blur ne semble pas être totalement le projet que Diller et Scofidio avaient rêvé et inventé. Cela appartient au récit qu’ils évoquent dans cet ouvrage de papier.
Pour ma part, la simplicité et la pureté de ce nuage projetaient le regardeur/visiteur dans une expérience sensorielle et poétique si profonde et si puissante qu’elle ne manquait de rien. Voilà le récit qui m’appartient!
Diane Dubeau, mars 2007