Une nouvelle par Diane Dubeau
Le transocéanique roulait vers la côte européenne à vitesse constante de 2289 kilomètres-heure depuis 52 minutes quand mon voisin de siège commença à s’agiter. Il marmonnait des débuts de phrases en accentuant certaines syllabes, ce qui produisait des sons étranges. Dans mon demi-sommeil, je m’imaginai dans un concert de Sqawky Rock et je me laissai bercer par ces sursauts gutturaux qui me rappelaient les beuglantes de mon adolescence. Devant mon indifférence, son agitation s’exprima avec davantage de frénésie. Il se levait, retirait ses prothèses numériques, enlevait sa combinaison pressurisée, s’assoyait et se relevait aussitôt pour remettre tout son attirail. Je me résolus à ouvrir les yeux et à l’interroger du regard. Son visage était affreusement congestionné par l’envie irrépressible d’échanger. Je compris qu’il devait désengorger son tronc artériel sous peine d’éclater.
Je consentis, alors, à l’exercice. Ma dernière injection humorale était composée d’un mélange réceptoyeux avec une bonne part d’extraversion et d’empathie. Il me fut donc aisé d’accueillir la parole de l’homme. Bosch qu’il s’appelait, d’origine néerlandaise, né au Québec en 2078. Les premières civilités, émises avec la rapidité d’un sténographe sous crystal meth, m’apprirent qu’il voyageait pour la première fois sous l’Atlantique et qu’il le faisait avec répugnance, considérant les voyages comme une menace à son intégrité. Il se rendait en urgence à l’Institut Hippocrate afin de régler un problème dont il était convaincu de l’importance. Je suis devenu l’oreille dans laquelle se déversait le flot de paroles qui s’écoulaient de sa bouche. La parole étant comme l’eau, une fois versée, elle est impossible à ramasser; ses propos m’ont rapidement submergé.
« Tu vas t’apercevoir, me dit-il même si le tutoiement était non consenti, que cette histoire est CRISSANTE, qu’elle mériterait de faire la une des quotidiens internationaux si les crétins de scribouilleurs, qui travaillent tous pour le compte des clans capharnaëux de l’État crotté, avaient un tant soit peu d’indépendance. FAIT CHIER, fait chier le manque de probité de nos systèmes pourris», s’indigna-t-il avec force.
Sans faire de pause, il poursuivit son exposé malgré les regards courroucés des voyageurs qui auraient souhaité profiter du hors-temps océanique de la traversée pour se reposer. « J’étais, moi, moi Bosch le glorieux, articula-t-il d’une voix forte dans laquelle on pouvait entendre la blessure, j’étais au SQDH, mon dossier en règle, mon rendez-vous fixé depuis plusieurs jours, assis sur le trône de la salle des injections, à quelques secondes de me faire enfoncer l’aiguille dans le bras, ma réquisition extraordinaire dans la main, tamponnée par le grand fonctionnaire des trolls patentés et c’est là que j’ai beuglé STOOOOP. »
Constatant que son cri me fit sursauter, un sourire sadique illumina son visage qui se décongestionnait lentement. Il continua avec un plaisir nouveau. « Oui, oui, je suis TROLL, un des meilleurs, le plus flaberboyant des deux Amériques, HOSTIE! Ce statut me donne le droit et le privilège de recevoir l’HUMEUR BILIEUSE PURE plusieurs fois d’affilée. Contrairement à la majorité des humains, j’ai cet honneur, car je suis capable de la tolérer. » Dans une sorte de transe, les yeux révulsés, le bras tendu comme s’il recevait l’humeur à l’instant même, son débit se ralentit et sa voix devint grossièrement sensuelle. « Quand on me l’injecte, mes veines chauffent comme si l’on y perfusait de l’azote liquide. J’ai la capacité de suivre le parcours de la solution. Chaque ligne veineuse, chaque fibrille, chaque alvéole se remplit et toutes mes cellules grondent de douleur. Et j’exulte à la pensée que l’injection de cette bile jaune qui m’enflamme me donnera toute la puissance nécessaire pour envoyer chier la planète entière. »
Il changea de ton en se redressant brusquement dans son siège. « Heureusement que je suis d’un naturel méfiant, je ne fais pas confiance les yeux fermés surtout quand c’est une femme qui allait me piquer. C’est ainsi que j’ai découvert la vérité. C’est la couleur qui m’a alerté. Je connais bien la couleur de la bilieuse, et l’humeur qu’on s’apprêtait à m’injecter avait une teinte d’ocre inhabituelle. »
Bosh se tut. Plusieurs voyageurs étaient maintenant attentifs aux excès déclamatoires de mon voisin. Assis sur le bout de leur siège, ils attendaient la suite. Bosh faisait durer le suspense. Il relevait le menton de manière excessive, tournait la tête de gauche à droite avec arrogance, paraissait s’être arrêté pour de bon, se délectait de ce moment, un rictus méprisant sur le visage. Content de l’effet qu’il produisait, sa vanité le poussa à poursuivre son histoire.
« Vous autres, les ordinaires, ils vous injectent une humeur quelques fois par année et ce n’est jamais la même. Vous ne pouvez pas reconnaître la couleur des différents liquides humoraux. Tandis que moi, depuis 47 ans, plusieurs fois par mois, je reçois exclusivement la 11.3, la BILIEUSE PURE. Quand j’ai vu la couleur, je savais que c’était PAS ça. Il y a plusieurs années, il était arrivé, alors que je n’étais pas attentif, qu’on m’injecte de la 1.2, l’humeur du sanguin. Son passage dans mes veines était chaud, mais je sentais que quelque chose n’allait pas, ce n’était pas brûlant. Sous l’influence de cette humeur, j’ai été amoureux passionné pendant deux jours. Un IDIOT SENSUEL qui bandait sur toutes les filles qui passaient. Le feeling était tellement gnarly, j’en pouvais plus. Deux jours, que cela a duré, deux jours D’INEPTIES JUTEUSES ! J’étais tellement content de retrouver mon humeur 11.3 qu’après cette expérience, j’ai toujours gardé un œil attentif sur ce qu’on m’injectait.
«C’est comme ça que j’ai découvert que les gouvernements nous mentent et cachent leur incompétence avec des campagnes d’infox soigneusement élaborées. Ce que peu de personnes savent, c’est que le système de qanats qui recueille et distribue les humeurs depuis des décennies a été corrompu par un magistère réfractaire. Cette vérité nous est cachée par des personnes qui souhaitent tirer avantage de la transformation que pourrait produire cette corruption. On dissimule la vérité depuis des semaines. La communauté internationale qui est censée protéger les sources humorales est impliquée dans cette affaire. La seule question importante est de découvrir qui est le CHIEN SALE qui a osé défier l’humanité. Une force encore inconnue qui souhaite déstabiliser la race humaine a réussi à introduire dans la onzième galerie souterraine une humeur BONNE et TENDRE à la puissance dix. Puisque le onzième puits est la voie principale qui rejoint toutes les autres galeries d’humeurs, voilà que la TENDRESSE et la BONTÉ contaminent en ce moment même chacune de nos onze humeurs traditionnelles. Vous rendez-vous compte de la catastrophe? Du jamais vu! C’est GODDAM CAPOTANT! Le jeu d’équilibre entre toutes les humeurs qui a été établi depuis la nuit des temps sera bientôt anéanti. La bonté pourrait régner. » La bonté pourrait régner, répéta-t-il, visiblement troublé par cette éventualité.
Un rire nerveux le secoua et il poursuivit sa harangue avec emportement. « Le machiavélique éprouverait de la compassion, le colérique de la bonté, le résolument négatif verrait la vie en rose, l’apathique ne s’en remettrait pas. Trop, c’est trop CÂLISSE! Vous imaginez le nostalgique encore plus tendre et malléable. Ha! Une épidémie de suicide est à craindre. Si l’on me l’avait injectée cette humeur bilieuse enrichie de bonté, j’aurais perdu de la haine, le ramollissement m’attendait. Et fini le TROLL, FINI, perte de job assurée. J’aurais même pu être comique sans m’en rendre compte. FUUUUCK ! C’est pourquoi j’ai refusé mon injection souillée de bonté jusqu’à ce qu’on fasse la lumière sur cette histoire. J’exige de la bilieuse 11.3 ou rien. »
C’est à ce moment que je compris que mon voisin, troll de profession, avait refusé de se faire injecter toute autre humeur. Ce qui, à brève échéance, menaçait sa santé. Son sort allait se jouer sur sa capacité à convaincre les membres de l’Institut Hippocrate de suivre les règles du Guide des bonnes pratiques d’exploitation des installations de distribution du liquide humorale (GBPEIDLH). Dans un cas semblable, la convention prévoit, dans la zone touchée, une répartition équitable des liquides humoraux restants jusqu’au nettoyage complet des qanats. Mais nous savons que les autorités sont réticentes à appliquer cette norme, car plusieurs scientifiques soutiennent que la vidange des qanats suivie d’un remplissage pourrait entraîner une diminution de la pureté des liquides et ainsi dénaturer la typologie humorale des races pures. La voix métallique du commandant de bord annonçait notre arrivée prochaine. Je fus envahi par une profonde sympathie pour le sort de ce pauvre homme dont l’avenir était hasardeux.
Il était 12 h 33 quand nous arrivâmes à Paris. Nous enfilâmes nos masques respiratoires, une alerte au smog résonnait dans la gare. Je souhaitai bonne chance à Bosh le glorieux, qui déjà cherchait un taxi qui ne serait pas conduit par une femme.