une nouvelle par Diane Dubeau
Rue d’Iberville, Moineau marche. La chaleur est suffocante. Une odeur d’asphalte réchauffé et de gaz d’échappement emplit les narines de notre homme. Une cloche à gâteau semble recouvrir la ville. C’est la pire canicule que Montréal ait connue. Cela fait dix-neuf jours que le thermomètre atteint des hauteurs vertigineuses ; l’air est chargé d’une moiteur étouffante.
Frêle et le menton piqué de poils dispersés, Moineau marche. Pieds nus dans ses runnings, ses longues jambes émergent d’un petit short bleu royal et se déplient en rythme. Il marche avec une détermination machinale. Sueurs et odeurs suintent de tous ses orifices, de longues mèches de cheveux lui collent aux tempes. Il descend vers le sud.
Rue d’Iberville, une rue où personne ne s’arrête, trop large, trop laide. La rue est bordée de petites entreprises, les façades sont grises et la lumière du soleil trop jaune métallise le gris. Moineau marche les yeux mi-clos, des gouttes de sueur lui brûlent la rétine. Habité par le vide, il marche, prostré comme si tous ses systèmes de perception l’avaient abandonné. À ses côtés, son chien.
L’arrivée de Jake dans la vie de Moineau relève d’un prodige.
Le chien apparut au début du mois de décembre. En ouvrant la porte de son balcon arrière afin d’y déposer les vidanges, Moineau sursauta en voyant la bête, gueule croche et yeux exorbités. D’un coup de sac de vidanges sur le museau, il le repoussa. Le chien descendit lentement l’escalier de métal et rejoignit la ruelle sans un regard vers l’arrière.
Le lendemain matin, assis à la table de cuisine, Moineau aperçut la tête du chien. Celui-ci l’observait, la gueule appuyée sur le rebord de la fenêtre. Moineau frappa la vitre dans le but d’effrayer le chien. Celui-ci releva simplement les oreilles d’un air interrogateur.
Puis chaque fois que Moineau entrait dans la cuisine, le chien donnait un coup de patte dans la fenêtre pour avertir de sa présence. Après plusieurs jours de ce scénario, Moineau, curieux, entrebâilla la porte et se pencha un peu. Le chien geignit doucement.
— Qu’est-ce que tu me veux? J’ai rien à manger, va-t’en chez vous! dit-il d’une voix menaçante.
L’animal recula de quelques pas, son regard suppliant toujours posé sur Moineau.
Plus tard, le chien était encore là, sur le bord de la fenêtre, dans la même position. La nature impassible de Moineau commençait à tressaillir. Une émotion, jamais ressentie, se frayait un chemin dans sa poitrine.
Après plusieurs jours de cette veille constante du chien, Moineau décida impulsivement de lui donner à manger. Il lui servit des Corn flakes dans une assiette d’aluminium. Avec prudence, il glissa l’écuelle improvisée sur la galerie et referma la porte. Moineau eut à peine le temps de se rendre à la fenêtre pour constater que le chien avait déjà tout avalé. La même chose se reproduisit tous les matins. Puis à l’heure du souper, Moineau commença à mettre de côté les restes de son repas. Désormais, aussitôt qu’il rentrait à la maison, il se dirigeait vers la fenêtre, inquiet de ne pas retrouver l’animal.
L’achat d’un sac de croquettes marqua la transformation irréversible qui scella le lien entre Moineau et le chien. Ce soir-là, pour servir la nourriture exclusive, Moineau sortit sur le balcon et s’assit dans les marches. Quand l’assiette fut parfaitement vide, le chien regarda son pourvoyeur fixement, mais il demeura en retrait. Au fil des jours, la confiance entre l’homme et l’animal se construisit à coup de regards tendres et de main tendue. Jusqu’au moment où, après des jours d’apprivoisement, le chien lécha tendrement la main que Moineau lui tendait. C’est en cette soirée que le chien reçut le nom de Jake par un homme bouleversé d’une émotion qu’il était incapable de nommer.
Cette période fut une véritable révolution dans la vie de Moineau. Observer la joie que le chien manifestait quand il revenait à la maison, goûter aux mouvements exaltés de Jake aussitôt qu’il ouvrait l’œil le matin, dormir dans la chaleur d’une bête complètement abandonnée, c’était pour Moineau une expérience qui lui donnait parfois l’impression de perdre la raison. Souvent, il avait de la difficulté à respirer tellement la sensation d’exaltation dans sa poitrine était considérable. À trente-neuf ans, Jean Lemieux dit Moineau apprenait l’amour avec un étonnement presque touchant.
Moineau vivait seul, assujetti depuis toujours aux volontés de sa mère. À son trentième anniversaire, elle l’avait mis dehors.
— Mais pourquoi? avait-il demandé, effrayé.
— Parce que tu me fatigues, avait-elle répondu en balayant l’air d’un geste d’indifférence.
Elle avait toujours tout décidé pour lui, elle dirigeait sa vie avec une autorité tyrannique. Elle lui indiquait quel vêtement porter et comment il devait se coiffer, elle contrôlait chacune de ses activités et de ses sorties, elle lui avait appris tous les rudiments des tâches de maison et elle lui fit quitter l’école au moment où elle décida qu’elle avait besoin de lui. C’est aussi elle qui lui trouva son travail de livreur pour le dépanneur. Elle contestait chacune des décisions qu’il avait essayé de prendre seul. Il faisait tout pour elle : il faisait les courses, préparait les repas, nettoyait ses vêtements, organisait ses rendez-vous. Et c’est lui qui ramassait les désordres des lendemains de brosse où elle ramenait une brochette d’hommes dans laquelle se trouvait toujours celui qui deviendrait son nouvel amant.
En partant s’installer ailleurs, Moineau avait entrevu brièvement la possibilité de disposer de sa vie. Mais cela ne se passa pas ainsi. La seule chose qui changea fut le trajet pour se rendre chez sa mère, ce qui venait s’ajouter à ses tâches habituelles. Elle continua d’exiger le même traitement.
Pendant l’hiver de l’arrivée de Jake, les appels de la mère se multiplièrent. Chaque coup de téléphone correspondait à un reproche. Dans une même journée, il devait retourner chez elle pour de multiples raisons. C’est vrai qu’avec l’arrivée de ce nouveau compagnon, il était oublieux de plein de petites choses, distrait par l’éclosion d’un sentiment qui se développait au fond de lui. Il s’empressait de rentrer à la maison pour s’assurer que Jake ne manqua de rien.
La mère n’avait jamais accepté que l’attention de son fils se détournât de ses besoins à elle. Il n’y avait pas de limites à sa volonté de le garder en captivité dans les murs de la vie qu’elle lui avait prescrite. Aujourd’hui encore, elle n’accepterait pas de le perdre. Elle pressentait que l’attention de son fils était retenue ailleurs. Son éloignement discret était vécu comme une trahison ; son fils lui appartenait et personne, personne ne pouvait s’interposer dans leur relation.
À la fin du mois de juin, après une dispute pendant laquelle Moineau s’était montré plus hardi qu’à l’habitude, la mère prit la décision de se rendre chez lui. Elle devait mesurer la force de l’ennemi. Elle était déterminée à ramener le fils dans le giron maternel.
Elle entra dans le logement de son fils et aussitôt inspecta le deux pièces avec une suspicion maladive à la recherche des traces de l’ennemi. Tapi dans l’ombre entre le mur et la commode, Jake était à peine visible. Moineau suivait sa mère, désespéré, soupçonnant ce qu’elle cherchait. Quand elle découvrit le chien effrayé, son immense rire éclata, un rire méchant.
— C’est pour ça que tu me laisses tomber, pour cette créature minable? hurla-t-elle, le visage déformé par une grimace.
Soudain, le chien aboya avec une telle force que la mère recula et vint se placer derrière son fils. À cet instant, pendant ce bref moment de retrait, l’attitude de la mère se modifia. Un changement de ton inattendu. Elle s’excusa auprès de Moineau, lui expliqua qu’elle devait partir. Elle alla même jusqu’à poser sa main sur le bras de son fils. Un frisson d’inquiétude le traversa. Elle ferma la porte doucement en partant.
Distrait et absorbé par le sentiment de peur qui pénétrait ses entrailles, Moineau flatta les flancs de son chien. Il murmura à l’oreille de celui-ci : « Elle va finir par s’habituer, elle va finir par s’habituer. »
À partir de là, tous les matins, Moineau reçut des appels de sa mère. D’une voix doucereuse, elle prenait de ses nouvelles. Mais ses exigences se multipliaient au rythme de ses attentions. Chaque jour, Moineau devait se rendre en urgence à l’épicerie parce qu’elle avait oublié quelque chose. Puis elle le faisait se déplacer au bureau de poste, quand il revenait, elle lui demandait d’aller à la quincaillerie, puis au Dollarama. Et ça recommençait. Ses problèmes de sciatique resurgirent et elle réquisitionna son fils pour l’accompagner à ses multiples rendez-vous avec les services sociaux. Même chez le coiffeur, il devait l’attendre. Mais toujours, elle conservait cette gentillesse qui laissait Moineau perplexe. De plus, elle commença à l’appeler Jean, ce qu’elle n’avait pas fait depuis des années. Moineau avait la sensation curieuse de devenir quelqu’un. Mais surtout, elle demandait chaque jour des nouvelles du chien. Avec une patience inaltérable, elle tissait sa toile.
Au moment où Moineau baissa la garde et profita de cette mère qu’il ne reconnaissait plus, lentement, avec soin, elle distilla le poison. Les conversations au sujet du chien auxquelles Moineau participait avec enthousiasme se terminaient maintenant par une remarque acerbe prononcée avec le sourire. Excellente stratège, elle effectua un lent travail de sape. Et les commentaires assassins occupèrent de plus en plus de place dans la conversation. « Tu te rends compte de l’argent que tu dépenses pour cet animal… Jamais t’aurais dépensé autant pour moi. Ça sent mauvais quand on rentre chez vous, il pue ce chien… Tout le temps qu’il te prend, c’est pour ça que tu en as plus pour moi… Tu as remarqué qu’il y a des poils partout, tes vêtements en sont pleins… Le travail qu’il te donne, ce bâtard… »
Moineau défendait son chien avec énergie, il contredisait sa mère, argumentait ou encore essayait de lui expliquer que toutes ces choses n’avaient pas d’importance. Jamais il ne sortait gagnant de ces longues discussions. Elle avait la capacité de répondre à tous ses commentaires, son obstination était vertigineuse. Moineau percevait que sa combativité s’effritait, elle était trop forte pour lui, il commença à se taire et à la laisser discourir. Il pliait l’échine et souhaitait de tout son cœur qu’elle arrête. Il savait que sa volonté se décomposait, il n’arrivait plus à réfléchir, le combat l’exténuait. Il replongea dans son silence, dans ce refuge étriqué où s’émoussaient tous ses sentiments. Il redevenait ce qu’il avait toujours été ; l’engourdissement reprenait possession de tout son être.
Et vint le jour où elle exigea qu’il se débarrasse de son chien s’il voulait conserver l’amour qu’elle lui portait. Elle se montra inébranlable et le combat quotidien qu’elle mena eut raison des défenses de Moineau. Il promit pour que les hostilités s’arrêtent, il promit pour ne plus l’entendre, il promit parce qu’il ne savait pas la combattre. Ce jour-là, il rentra chez lui le corps plié en deux. Quand Jake l’accueillit avec ses habituelles manifestations de joie, avec les petits grognements qui disaient son bonheur, branlant la queue avec une telle vigueur que tout son corps était emporté par le mouvement, Moineau dans un mouvement de colère repoussa le chien avec violence.
Dans la chaleur suffocante de cette journée de juillet, Moineau marche. Moineau a pris le chemin de la mère sans même le remarquer. Il descend la rue d’Iberville sans qu’aucune pensée ne traverse son esprit. Jake trottine à côté de lui, la gueule ouverte, haletant bruyamment sous le soleil écrasant de cette dix-neuvième journée de canicule. Moineau a promis.
Le fils entre chez la mère avec Jake au bout de la laisse. La mère encore en robe de chambre sursaute en apercevant le chien. Son visage se déforme de colère et d’une voix blanche, elle somme son fils de sortir de la maison. La tête entrée dans les épaules, le dos courbé, le regard fuyant, Moineau lui annonce qu’il n’a pas l’argent pour faire tuer son chien. La mère sans dire un mot se dirige vers le fond du logement, farfouille dans un tiroir, prend des clés et sort vers le hangar extérieur. Moineau, debout, reste figé dans le passage, la laisse serrée contre sa cuisse. Jake est assis en alerte. La mère revient et présente un long couteau à Moineau. C’est le couteau pour faire boucherie qu’elle utilisait quand ils vivaient encore à la ferme. La longue lame, tenue avec habileté par la mère, transperçait le cou des agneaux sacrifiés avec célérité. « Tiens, dit-elle, tu peux t’installer dans la cour. Tu sais comment faire! » Elle lui tend le couteau, son regard acéré plongé dans les yeux de son fils. D’une main tremblante, il prend le couteau qui lui paraît lourd. La mère saisit le chien par le collier et le tire à elle sans ménagement.
D’un seul mouvement, Moineau enfonce avec force le couteau dans le ventre de sa mère.